Communiqué de presse écrit pour l'exposition Shmues de Tania Mouraud à la galerie Ceysson & Bénétière de Lyon.
https://www.ceyssonbenetiere.com/fr/exhibitions/shmues-lyon-2022-1217/

Tania Mouraud s’intéresse à la plasticité de l’écriture depuis les années soixante. Nourrie tant de poèmes que de codes informatiques, son œuvre transforme les signes, à la recherche de langages universels. L’écriture se place dans son travail comme un médium de représentation qui questionne notre perception du réel et qui devient ainsi un outil politique. En 1977, City Performance n°1 interpelle les passant·e·s en déployant dans l’est parisien, sur cinquante-quatre panneaux publicitaires, des affiches monumentales affichant un simple mot : NI. La négation absolue, le refus d’un choix impossible offert par une société consumériste et patriarcale, marque l’envie de l’artiste de donner à voir autrement le monde. Cette volonté de créer en-dehors de cadres préétablis se manifeste dans l’ensemble de son œuvre. Son recours dès 1990 au programme informatique pour Alea 718 traduit une volonté d’émancipation vis-à-vis des canons picturaux, qu’avait déjà exprimée l’autodafé de toutes ses peintures en 1968. En 2015, sa série Mots-Mêlés transforme des extraits de poèmes ou d’opéras en compositions abstraites par un outil de programmation, métamorphosant la langue en labyrinthe. Depuis 1979, à la frontière de l’illisible, ses Wallpaintings étendent à l’échelle de l’architecture des écritures allongées qui demandent, pour être lues et comprises, un temps d’arrêt. À fort caractère pictural, les graphies qu’elle travaille entremêlement les médiums, comme le font ses séries photographiques, ses vidéos ou encore ses performances.
Shmues (ou « conversations » en yiddish) est une exposition qui présente les dernières recherches sur les écritures de l’artiste, développées depuis les débuts de la pandémie. À l’heure d’un rapport globalisé à la maladie, elle dialogue avec nos deuils individuels et collectifs, qu’ils soient actuels ou passés. Elle commence à étudier le yiddish lors du premier confinement, une langue qui lui est tant intime qu’étrangère et qui a perdu 75% de ses locuteur·trices durant la Shoah, de par leur assassinat et de par l’action linguicide du nazisme. Les pièces littéraires qu’elle cite, écrites par des poètes tels qu’Avrom Sutzkever et A. Leyeles, nous apparaissent dans le texte, transformées par une traduction uniquement plastique.
Tania Mouraud semble transformer des cendres en paysages abstraits. On pense, en voyant ces signes se dresser dans l’étendue blanche, à sa série photographique Nostalgia (2019), où des arbres transpercent un horizon immaculé. Ici pourtant, la lecture du tableau est complexe, évoluant à la lisière entre image et écriture, calligraphie et rature, dessin et peinture. Si le yiddish s’écrit sans lier ses caractères, l’artiste ici les rassemble, compactant le langage jusqu’à le rendre serré, acéré, d’acier et indéchiffrable. En utilisant l’alphabet trouvé dans un manuscrit de la Mer Morte, elle parachève la mue de la langue en une forme que nul·le ne peut lire, sauf sans la comprendre. Une écriture qu’on ne lit plus deviendrait-elle une image ?
Cette « langue de personne » pour reprendre l’expression de Rachel Ertel, découpée et ciselée en bas-reliefs, semble surgir du mur. Libérés du cadre pictural, ils habitent l’ensemble de la galerie et nous interpellent, offrant des espaces où le regard peut se perdre et l’individu se refléter. Sur toile, les signes se dispersent et se recouvrent. Pour les composer, l’artiste a pris dans ses mains les lettres d’un poème aimé qu’elle a jetées au sol. Au sous-sol, une clarinette mélancolique accompagne le voyage de Sightseeing (2002). La vidéo donne à voir un paysage enneigé qui défile derrière les vitres d’une voiture. Les gouttes d’eau qui les lézardent, semblables à des larmes, traduisent la tristesse de l’artiste derrière la caméra. Elle partage ainsi sa souffrance durant le trajet, qui s’achève devant l’entrée du camp de concentration du Struthof à Natzwiller en Alsace. Ici aussi une métamorphose se joue au sein de la disparition. Tania Mouraud embrasse le monde et sublime ses peines, offrant à voir des œuvres comme des mues de ce qui s’est effacé.
Cécile Renoult, 2022

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